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Le seuil

"Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner".

Georges Perec, Espèces d’espaces 1

 

Au seuil de l’été, le 29 juin 2018 à partir de 21 heures, les trois danseurs de La Tierce, Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri ont dansé sur le terrain vague qui avait effacé les traces de l’ancien stade Sadi-Carnot, à Pantin. Devant quelque 80 personnes attentives, ils ont dansé dans les distances du terrain, du proche au lointain, aux seuils du visible et de l’audible. Ils ont dansé au seuil de leur propre vision, puisqu’ils avaient noué autour de leur tête une ficelle qui appuyait sur leurs paupières mi-closes. Avec une émission précise de leurs mouvements, ici même, et une écoute patiente de leurs échos, là-bas, ils ont réussi à créer une sorte de circuit télépathique entre les corps et le lieu de leur assemblée. Après leurs danses, nous nous sommes assis ensemble sur un large escalier qui surplombe le terrain vague, et nous y avons reconstitué ce dispositif archaïque que l’on appelle théâtre : cela consiste simplement à « voir ensemble ».

Nous regardions ensemble la lumière d’été décliner sur le terrain vague. J’avais un micro et j’ai prononcé ces mots :

Salut.
Allez, je parle.
On entend ma voix. Tu entends ma voix qui parle ?
Elle sort d’ici, et aussitôt elle remplit une grande bulle jusqu’au mur là-bas. On est dedans. Bienvenue dans le tympan de ma voix. On y est ensemble pendant 25 minutes. Je ferai des petits silences, parfois.

Je voudrais parler du seuil.

Il y a deux mots latins qui sont très proches, à une lettre près : limes (l.i.m.e.s) et limen (l.i.m.e.n). Limes veut dire la limite. Limen veut dire le seuil. À une lettre près, tout change. La limite est une clôture, le seuil est un passage. La limite est une séparation, le seuil est une transition. La limite divise les lieux. Le seuil est au mi-lieu.

"C’est peut-être ça que je sens, il y a un dehors et un dedans, et moi au milieu. C’est peut-être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu. Je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur. C’est peut-être ça que je sens, je suis le tympan qui vibre, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre."

C’est ce que dit le personnage de L’Innommable, dans le roman de Samuel Beckett. Je voudrais parler de ça : l’épaisseur entre deux faces, ni de l’un ni de l’autre, le seuil.

J’ai lu que le mot seuil vient aussi du mot latin solea qui est la « sandale », qui est la semelle sous la plante des pieds, qui est la garniture du sabot du cheval, la semelle qui détache le pied du sol, la semelle qui est un petit sol emporté sous le pied.

Au seuil du temple, au seuil de la mosquée, au seuil de la maison japonaise, on se déchausse. On dépose la semelle, on pose la plante des pieds, on passe le pas de la porte.

Dans le Talmud, le traité de la Soucca prescrit de ne jamais achever complètement les travaux d’une maison. Le dernier jour des travaux, on laissera au seuil de la porte un carré sans carreau, une dalle manquante, en souvenir de la destruction du Temple. Ainsi, à chaque fois qu’on passe le seuil de la maison, son inachèvement rappelle l’exil du peuple juif, l’errance et l’attente du retour.

Dans la Grèce archaïque, avant de construire un temple, l’haruspice levait un bâton vers le ciel et y traçait le plan du temple. Le temple était d’abord un geste et une constellation, c’est-à-dire des mouvements sans limites. Parce qu’on avait d’abord tracé un plan sans limites, on pouvait ensuite le reporter au sol, et construire le temple.

Il n’y a pas de limite dans la nature. On le voit bien, ni les corps, ni les paysages, ni les durées n’ont de limites. Les limites n’existent que dans la géométrie, et dans l’angoisse. Les frontières n’existent que pour les emprises : la politique, la géographie, la guerre.

Je crois que les limites sont des blessures de l’esprit.

Les corps n’ont pas de limites, mais ils ont beaucoup de seuils. Tes vêtements sont des seuils. Ta chaleur, ton odeur sont des seuils. Ta peau est un seuil. Mais aussi bien, la portée de ta voix est un seuil. La portée de ton geste.

Les yeux, les oreilles, les narines. La bouche, l’anus. Le vagin, l’urètre, le téton. Ces seuils ont des muqueuses très riches en terminaisons nerveuses. Ce sont les zones du corps les plus excitables et les plus excitées. Et pour cause, les portails des entrées et des sorties demandent une plus grande vigilance.

La vie, elle entre et sort des corps, sans cesse. Pour la vie, les corps vivants sont des lieux de passage. Bergson dit que la vie est un courant qui va d’un germe à un autre en passant par les corps.

Par conséquent, je crois qu’on peut facilement résoudre la question de la poule et de l’œuf. On peut dire que l’œuf se sert de la poule pour faire un autre œuf.

La vie passe d’un corps à un autre. Les enfants mangent leurs parents pour faire d’autres enfants.

Dans le film Stalker, du cinéaste russe Andreï Tarkovski, il y a une zone interdite, contaminée par une catastrophe, une zone maudite, dotée de pouvoirs magiques. Pour y pénétrer, le guide, le stalker, doit accomplir des gestes rituels afin de se faire accepter de la zone. Dans la zone, on n’avance pas en ligne droite. C’est la zone qui indique le chemin à suivre. Pour cela, le stalker noue une bandelette de tissu à un écrou. En tenant le bout du tissu, il fait tourner l’écrou au-dessus de sa tête comme une hélice. Et spontanément, il lâche le projectile, qui s’envole et retombe au hasard. Là où l’écrou est tombé, il va le ramasser et il recommence son geste. Pour passer le seuil de la zone, le chemin ira d’écrou en écrou, suivant zigzags et rebours, au bon vouloir de la zone.

La zone est vivante. On ne pénètre pas un corps vivant sans son consentement. Pour passer un seuil, il faut des préliminaires.

Les rites préliminaires, comme les caresses préliminaires, ça consiste à préparer l’introduction d’un corps dans un autre. Un corps approche le seuil d’un autre corps, d’un autre âge, d’un autre monde.

La phase liminaire, c’est quand le pénétrant est à l’orée du pénétré, quand le pénétré s’ouvre au pénétrant, suspens, délice, encore dehors, déjà dedans, lèvre à deux bords.

Je prends un autre exemple d’expérience liminaire.

C’est un exemple d’enfance :

Il y a un jardin derrière la porte. Le jardin est vivant. Je voudrais son consentement. Je voudrais voir à quoi ressemble le jardin quand je n’y suis pas.
J’entre dans le jardin sur la pointe des pieds. Je me précède.
Je recommence. J’entre dans le jardin sur la pointe des pieds. Très lentement.

Je me précède, encore.
Je recommence. J’entre très vite, d’un coup. Je me précède, toujours. Je ne saurai jamais à quoi ressemble le jardin quand je n’y suis pas.

Je n’ai pas son consentement.

Il n’y a que toi qui peux savoir à quoi ressemble le jardin quand je n’y suis pas. Il n’y a que toi pour consentir au jardin avec moi. Pourquoi est-ce que j’ai tellement besoin de toi ? Parce que tu es l’expression d’un monde possible. Tu approches de moi, ton visage est l’expression d’un monde possible, et c’est à toi que je prends mes expressions.

À elle seule, ma voix n’est que l’expression d’un son possible. Avec toi, elle devient l’expression d’une parole possible. À lui seul, mon œil n’est que l’expression d’une lumière possible. Avec toi, mon œil devient l’expression d’une image possible.

Ce que je ne vois pas, il est possible que toi, tu le voies. Ce que je ne sais pas, il est possible que toi, tu le saches. Tu es l’expression du monde possible que je ne vois pas. Par exemple, tu vois le monde qui est dans mon dos. Ton regard est l’expression du monde possible qui est dans mon dos. Je compte sur toi. Tu es la douceur des continuités et des ressemblances. Tu es pour moi le seuil de tout le monde possible.

Sans toi, le monde serait impossible, je me cognerais partout. Tu es la douceur des continuités et des ressemblances. Un monde sans autrui, ce serait un monde où l’on se cogne partout, ce serait un monde impossible.

Tout à l’heure, Sonia et Séverine ont dansé un poème écrit au VIIIe siècle par un peintre chinois qui s’appelait Wang Wei. C’est un poème qui passe les seuils de la perception, de loin en loin, avec la douceur des continuités dans le vide. François Jullien l’a traduit comme ça :

Les hommes au loin sont sans yeux.
Les arbres au loin sont sans branche. Les montagnes au loin sont sans rocher, apparaissent à peine comme des cils. Les eaux au loin sont sans vague,
à la même hauteur que les nuages.

Je voudrais parler de la perception. Il y a des seuils de perception. Un seuil d’intensité minimale, en dessous duquel le signal n’est plus reçu. Un seuil d’intensité maximale, au-delà duquel le signal est déformé.

Je ne crois pas que la perception a des seuils, je crois que la perception est le seuil.

Pour Épicure, la vision est le produit d’un double rayonnement. D’un côté, il y a un rayon de visibilité qui vient des choses, et de l’autre il y a un rayon de vision qui part de l’œil : à leur point de rencontre se forme une image.

Regarde bien. D’un côté, les rayons atomiques du soleil tombent sur les corps, les frappent, excitent leurs atomes. Alors des atomes se détachent des corps en nombre infini, à une vitesse inconcevable, ils voltigent dans le diaphane de l’air et y forment des membranes subtiles, comme des mues détachées de la matière. Mais de l’autre côté, il faut aussi que mon œil s’ouvre au monde, désire le voir, et projette vers les corps un rayon de vision.

Alors, seulement à cette condition, et au point de rencontre entre le monde et mon intentionnalité, se forme une image. Un simulacre. Simulacre, c’est le nom que donne Épicure à ces émanations visibles qui se détachent des corps et forment leur image dans le diaphane de l’air.

Les simulacres sont vrais. Ce ne sont pas des illusions. Les simulacres sont vrais parce que ce sont des forces, pas des signes. Les simulacres sont des transferts analogiques du monde sensible vers le sujet sentant. Des forces. Des poussées.

La théorie des simulacres est synesthésique, c’est-à-dire qu’elle donne à la vision les propriétés du toucher. Elle conçoit la vision comme un contact physique, une solution de continuité matérielle entre le sujet et le monde.

Regarde. Voir, c’est « avoir à distance ». C’est porter le regard et toucher de l’œil.

Je crois que pour bien voir, il faut être prévoyant. Pour bien voir, il faut prévoir. Ça veut dire qu’on est déjà voyant avant de voir. On ne voit pas les choses là où elles sont exactement, mais toujours un peu avant, dans leur approche.

Avec les corps en mouvement, c’est très clair. On voit les mouvements naître au seuil des gestes. On voit les commencements avant les gestes.

Avec la danse, c’est très clair : on voit bien que la danse est toujours un peu au-devant du corps, détachée du corps et en avance sur sa naissance. Je crois que la danse est une imminence. L’enfantement du bond est déjà dans les talons. La courbe qu’elle vient de décrire est encore dans la main, et déjà dans l’avenir. Le geste est imminent, jamais maintenant.

Et puis regarde encore. Comme les simulacres sont persistants, tu continues de les voir même après que les corps ont changé de forme, de figure et d’endroit. Avec la danse, c’est très clair : il y a une traîne du mouvement, un souvenir immédiat. Le geste est rémanent, jamais maintenant.

La danse est un peu en avance, un peu en retard, une approche et une poursuite. La danse est ce délai, cet écart « qui me fait voir que voir est une danse ».

Dans une nouvelle de Franz Kafka qui s’appelle « Recherches d’un chien », il y a un chien qui est sur le point de mourir, et qui fait un rêve dans son dernier souffle. Il voit un chien merveilleux, plus beau qu’aucun chien terrien, une sorte d’ange canin. Ce chien subtil lui dit : « Je vais chanter pour toi. » Le chien mourant lui dit : « Tu as déjà commencé ? » Le chien céleste lui dit : « Non, pas encore, mais tiens-toi prêt. » Le chien agonisant lui dit : « Oh je t’entends déjà. » Et le chien angélique reste silencieux. Alors le chien qui meurt en rêvant entend un chant merveilleux : « Je crus entendre que le chien chantait déjà sans le savoir encore, et que la mélodie, séparée de lui par une loi propre au chant, flottait en l’air devant lui, et pointait vers moi, vers moi seul. »

Je voudrais parler du regard aveugle. Je vais raconter des expériences qui ont été menées dans les années 1990, que j’ai lues dans le livre Le Nouvel Inconscient, du neurologue Lionel Naccache6.

Il y a des personnes qui souffrent de cécités neurologiques. Leurs yeux sont intacts, mais à cause d’une lésion cérébrale dans le cortex visuel, elles sont privées de tout ou partie de leur champ de vision.

Il y a un monsieur, il est hémi-négligent, il ne voit pas la moitié gauche du monde, il ne mange que la moitié droite de son assiette. On doit tourner son assiette pour lui permettre de finir son repas. Ce qu’il ne voit pas n’existe pas pour lui. La zone manquante à son champ de vision, les chercheurs l’appellent un scotome.

Un jour, un chercheur place une chaise devant le monsieur, dans l’axe de son scotome, et lui demander d’avancer. Le monsieur évite la chaise. Il a évité la chaise sans l’avoir vue.

Un autre jour, le chercheur lui dit : « Je vais vous présenter des objets dans votre scotome et vous allez tenter de les prendre. » Le monsieur dit : « C’est cruel, vous savez bien que je n’y vois rien. » Le chercheur lui présente une tasse, un sac, un crayon. À chaque objet présenté, le monsieur prépare sa main de façon adéquate à la forme de l’objet.

Sur un écran placé dans l’axe de son scotome, le chercheur présente au monsieur une série aléatoire de portraits photographiques: il y a des visages d’inconnus, des personnes célèbres, des membres de sa famille. Certains visages sont inexpressifs, d’autres ont des expressions très fortes, comme l’effroi, la colère, la joie, etc. Le monsieur ne sait pas à quel moment les photos lui sont présentées. Il dit : « C’est ennuyeux, vos expériences, je vous dis que je ne vois rien. » Pendant que les photos défilent, on mesure les réactions de son amygdale. Et ces mesures montrent que le monsieur réagit émotionnellement aux visages expressifs, aux visages connus, aux visages des membres de sa famille. Les visages agressifs déclenchent des réactions de stress.

Cet homme aveugle est affecté par des visages qu’il ne voit pas. Il a une vision subliminale, inconsciente mais émouvante. Il voit sans voir, il sait sans savoir. Cet homme aveugle est voyant.

Mais qu’est-ce qu’il voit, alors ? Ses yeux sont intacts, la rétine transmet un signal électrique au nerf optique, mais au seuil du cortex visuel, le signal est dérouté par une lésion. Le signal se disperse alors mais ne se perd pas, il établit ici ou là des petites connexions synaptiques, il se fraye des chemins de traverse dans des zones du cerveau qui ne sont pas dévolues à la vision. Alors, peu à peu, grâce à la plasticité neuronale, ces régions cérébrales reconstituent des fonctions cognitives par lesquelles elles apprennent à traiter ces signaux résiduels comme des images : reconnaissance, interprétation, réactions sensorimotrices.

Des images fantômes se forment ici où là dans les replis du cerveau, et ces visions hantent une perception aveugle, des savoirs et des émotions muettes.

Comme tu le sais, le pathologique informe le normal. Pas besoin d’une lésion cérébrale pour avoir ce pouvoir de voir sans le savoir. On a tou·te·s un regard aveugle infiniment plus vaste et plus profond que notre champ de vision.

Tu sais, tu clignes des yeux entre 10 000 et 20 000 fois par jour, environ 15 fois par minute. Cependant, ta vision du monde te paraît continue. Tu ne les vois pas, ces interruptions de signal, ces écrans noirs d’une centaine de millisecondes. Tu clignes des yeux mais ta vision ne clignote pas. 15 fois par minute, tu hallucines.

Le monde s’arrête, reprend.
Mais personne ne voit cela.
Le monde casse, s’assemble.
Mais personne ne voit cela.


On est déjà là, avant. On est déjà là, après. On est déjà là, encore.

Je crois que la fatigue, ça n’est rien de plus qu’une accumulation de déjà-vus.

Si tu n’as pas mal aux yeux, lève les yeux. Dans les lointains, regarde.

Chaque chose est claire. Confiance à l’oreille. Tout est clair. Confiance à l’œil.

Je veux encore parler d’Orphée et Euridyce. Je voudrais comprendre pourquoi Orphée s’est retourné au dernier moment, pourquoi il a fait cette chose inconcevable.

Euridyce est morte, Orphée est inconsolable. Orphée descend aux ténèbres de l’Hadès, il veut ramener Euridyce à la vie. Avec sa lyre et son chant fabuleux, il amadoue le cerbère, il fait fondre le cœur de Perséphone et d’Hadès, qui lui rendent Euridyce :

« À une condition, Orphée, pas un regard entre vous avant d’être sortis du monde des morts. »

Orphée marche devant. Eurydice ne voit que la nuque d’Orphée. Elle ne voit rien d’autre que cette promesse. Orphée sent le regard d’Eurydice sur sa nuque, et la peau de sa nuque est comme un peu chaude, un peu dure. Il sait qu’il tient Eurydice par la nuque, qu’il tient à elle par ce regard qu’il ne peut pas encore lui retourner. Orphée ne peut pas voir Eurydice, mais Eurydice voit par les yeux d’Orphée. C’est peut-être même Eurydice qui voit la première le seuil de l’Hadès approcher.

Et voilà qu’Orphée franchit le seuil de l’Hadès. Il pose un pied au dehors, dans la lumière retrouvée. Alors il fait cette chose inconcevable, et il fait ça spontanément. Sur l’instant, il ne pense même pas à ce qu’il fait, il se retourne et, l’instant d’après, il est déjà trop tard. Orphée a juste le temps de voir Eurydice engloutie dans le noir, effacée par son cri.

Orphée, ce geste est maudit ! Un pas de plus, et tu étais sur le point de revoir les yeux vivants d’Eurydice. Mais tu as cru qu’il était en ton pouvoir de faire cette chose impossible :

voir Eurydice morte. Comme tu venais déjà d’accomplir l’impossible, comme tu avais obtenu cette faveur impossible d’Hadès et de Perséphone, comme tu avais gagné le retour d’Eurydice à la vie, tu as cru qu’il serait aussi en ton pouvoir de dérober ce regard impossible: voir Eurydice morte, échanger un regard avec une morte. Orphée, c’est impossible.


Je n’ai pas lu le Bardo Thödol, le livre des morts tibétains, mais je crois que je comprends un peu à quoi il sert.

Vivants, on ne veut pas croire qu’on est en train de mourir. On pense que la vie et la mort s’opposent, de part et d’autre d’une frontière douloureuse. On pense que la mort est la fin de la vie et on en fait une menace sur l’avenir. C’est pourquoi on a peur.

Mais il faut donner un coup de main à la pensée. Si la mort est l’état de ce qui n’est plus, alors la mort, c’est du passé. C’est déjà une pensée rassurante : si la mort est du passé, elle ne menace plus l’avenir ; elle est déjà passée, elle est dans mon dos, elle me suit comme mon ombre. La mort, c’est par exemple la journée d’hier, elle est passée. Ou bien le moment qu’on a vécu ensemble il y a une heure ; ce moment est mort, mais on vit encore.

Les vivants ne veulent pas croire qu’ils meurent de leur vivant. C'est pourquoi quand ils meurent, ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Quelqu’un qui ne s’est pas vu mourir de son vivant, comment pourrait-il comprendre la mort ? Alors, en panique à bord d’un corps mort, le défunt demande : « C’est quoi, cette blague ? Qui a éteint la lumière ? »

C’est pourquoi les lamas tibétains ont écrit le Bardo Thödol, le livre des morts, ou, plus littéralement : « Comment libérer l’âme par l’écoute, en cheminant avec elle dans les états intermédiaires entre la mort et la renaissance. »

Chaque jour pendant 49 jours, un lama lit les textes du Bardo Thödol à l’oreille du défunt. L’âme inquiète entend la voix du lama, qui énonce clairement et distinctement des conseils rassurants. Le Bardo Thödol explique à l’âme errante ses états de conscience et de perception, lui révèle ses illusions et l’accompagne vers la réincarnation, qui est un long chemin, semé d’embuches et d’effrois.

Au sujet de l’éternité, un lama grec du nom d’Empédocle disait aussi des choses rassurantes :

Tu n’es pas né, tu viens d’arriver.
Tu ne vis pas, tu augmentes.
Tu ne meurs pas, tu déménages.
D’ailleurs, comment pourrais-tu mourir, puisqu’il n’y a pas de vide à la place des choses ?

Voilà, le soleil est couché, cela fait trente minutes que je parle, et je te remercie de m’avoir écouté. Je vais finir avec une phrase d’un autre grec, Épicure. Si tu ne la comprends pas tout de suite, ce n’est pas grave. Je vais la répéter trois fois. Tu peux l’apprendre par cœur, tu la comprendras plus tard :

Rien d’insolite ne peut arriver dans l’univers qui n’ait déjà eu lieu dans la durée infinie.

Rien d’insolite ne peut arriver dans l’univers qui n’ait déjà eu lieu dans la durée infinie.

Rien d’insolite ne peut arriver dans l’univers qui n’ait déjà eu lieu dans la durée infinie.

le seuil
les rayons
le jardin
déjà
le regard aveugle
confiance
Orphée
la mort
l'eternité
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